La Mana compose et interprète sous le signe du feu, prête à brûler le patriarcat et autres démons avec ses mots. D’origine mexicaine, elle revisite les mythes aztèques et ses propres rêves, et crée son alchimie en alliant ses lamentations et chants mystiques au rap et reggaeton, pour invoquer la puissance des femmes et de la nature.
INTERVIEW LAURÉATES WOMENBEATS
LA MANA, LAURÉATE WOMENBEATS 2023 : PRÊTRESSE DU REGGAETON
par Daphné Honigman • 28 décembre 2023 • mis à jour 11 mars 2024
La Mana est une des 3 lauréates de la 5ème édition du dispositif WomenBeats qui s’est tenu de mars à juin 2023. Nous l’avons interviewée en fin d’accompagnement afin qu’elle nous retrace son parcours musical à travers sa vie au Mexique et en France aujourd’hui.
La Mana compose et interprète sous le signe du feu, prête à brûler le patriarcat et autres démons avec ses mots. D’origine mexicaine, elle revisite les mythes aztèques et ses propres rêves, et crée son alchimie en alliant ses lamentations et chants mystiques au rap et reggaeton, pour invoquer la puissance des femmes et de la nature.
Illustration de couverture par Angelo Mucciante
Peux-tu nous raconter ton parcours artistique ? Comment est née La Mana, pourquoi as-tu eu envie de développer un projet solo ?
Je chante depuis toute petite, c’est un de mes premiers souvenirs. J’avais 9 ans quand j’ai intégré “Les Chanteurs du Lycée”, la chorale du lycée franco-mexicain, avec laquelle j’ai enregistré plusieurs CD et tournée en Europe. C’est comme ça que j’ai connu la France, où je suis venue faire mes études et où j'ai commencé à intégrer des groupes de musique.
C’est à ce moment que je me suis rendu compte que ma voix était trop formatée chorale, et que même si je commençais à improviser des mélodies et à trouver d'autres registres, c'était quand même dur d'en sortir. C'est grâce à la culture hip-hop, que j'ai découvert au Chili au moment “del estallido social”, de la révolution de 2019, que j'ai eu l'impression de retrouver mon essence à travers l'improvisation, non seulement avec ma voix, mais aussi avec des mots. C'est dans ces espaces politiques de création, de liberté, d'adelphité, où tout était possible, que j’ai commencé à rapper. Au fur et à mesure, j’ai mélangé le rap et le chant dans mes compositions. C’est ainsi qu’est née La Mana.
La Mana c’est moi en dehors du cocon. La “Mana” est à la fois la “sœur” au Mexique et une énergie magique qui relie les êtres vivants. Ce mélange de sororité et de magie sont une sorte de vérité profonde pour moi, et c’est ce que j'incarne dans ma musique et sur scène.
Pourquoi avoir postulé et qu’attendais-tu de cet accompagnement ?
J'ai postulé, car je sentais l'envie de partager ma musique, mais aussi le frein de ne pas savoir exactement comment m’y prendre de manière professionnelle. Je me sentais un peu seule, déboussolée. L'idée d'être accompagnée par des femmes qui luttent pour faire de l'industrie musicale un milieu inclusif m'a paru évidente.
J'ai envoyé ma candidature comme une bouteille à la mer. Je ne m'attendais pas du tout à être prise, mais disons que, j'attendais d'être épaulée dans mon début de carrière, de m'entourer, d'apprendre les clés de notre métier, de combler quelques lacunes. Avec du recul, je suis très fière d'avoir été sélectionnée et de tout ce que j'ai réussi à intégrer au cours de l'accompagnement. Le dispositif a clairement dépassé mes attentes et m'a vraiment donné l'élan dont j'avais besoin pour démarrer mon projet.
Crédits : Sixtine De Kerros
Cet accompagnement visibilise les musicien·nes et multi-instrumentistes femmes et minorités de genre. Est-ce que cette condition était importante pour toi ?
Ce projet solo est l'avènement d'un processus personnel, dans lequel je me suis longtemps cherchée en tant qu'artiste, car je luttais, et je lutte parfois encore, avec un sentiment d'illégitimité. Le fait que WomenBeats s’adresse à des femmes et autres minorités de genre m'a motivée à candidater.
Spécialiste des “collages” musicaux, tu aimes mettre en lumière ton héritage venant des cultures ancestrales, mexicaines et latines, en les mélangeant avec des esthétiques actuelles comme le rap et le reggaeton. Peux-tu nous parler de ces influences ? Pourquoi ce mélange, qu’est-ce qui te tient à cœur dans cette transmission, et quel est ton processus de création ?
Je crois que si je défends la sororité en tant que valeur, il faut aussi que je reconnaisse la lignée et l'héritage des femmes qui me précèdent, de mes ancêtres, de celles qui ont été rabaissées ou effacées dans l’Histoire écrite par des hommes.
En tant que mexicaine, j’ai grandi dans une société raciste vis-à-vis des populations indigènes, alors que nous sommes, pour la grande majorité, métisses. Avec Llorona, je reprends une chanson qu’on a écouté mille fois auparavant, mais dont, à ma connaissance, on n'a jamais remis en question. Je me suis demandé, qui est cette femme qui pleure ? Pourquoi pleure-t-elle ? Pourquoi nous fait-elle peur ?
Je pense que les femmes qui font peur sont les femmes indépendantes, puissantes, réussies par elles-mêmes. Comme la Malinche ou la déesse Cihuacoatl. Mais ces femmes n’ont pas de place dans l’imaginaire d’un État patriarcal et capitaliste. Elles ont donc tué leurs enfants, ou sont signalées comme des traîtres, des “putes”… On connaît bien les stigmates. Avec le rap et le reggaeton, je revendique le pouvoir et la sagesse de ces femmes. C'est une question d’identité. Car ces femmes font partie de moi, qui suis un mélange de deux cultures qui se sont affrontées jusqu’à la mort. Il y a eu des gagnants et des perdants. Il y a eu la colonisation. Et pour réconcilier tout ça dans nos corps et nos esprits, il faut faire justice. Je pense que dans mon processus de création, il y a toujours cet engagement. J’ai du mal à écrire des chansons d’amour. Ce qui m'inspire le plus, c'est le sacré.
Quel·le(s) artiste(s) t'ont inspirée au cours de ton parcours et t'inspirent aujourd'hui ?
Pour ce qui est du rap féministe et revendicatif, il y a beaucoup de références en Amérique latine. Celles qui m'ont le plus marqué, je pense, c'est : Rebeca Lane, Ana Tijoux, Eli Almic, Miss Bolivia. Pendant très longtemps, j'ai été complètement ensorcelée par Björk, j'ai beaucoup écouté ses albums Medulla et Vespertine.Je pense qu'aujourd'hui celle que j'écoute d’une manière similaire, c'est La Chica. Tanya Iyer aussi, j'adore son univers musical ! Et je pense que depuis 2018, je suis tombée amoureuse de la voix de Rosalía, mais aussi de son côté badass et novateur. Comme le flow de Missy Elliott quand j'étais petite.
« Je pense que mon plus grand frein personnel, c'est le sentiment d’illégitimité. J’ai appris qu’il existe un syndrome de l’imposteur.ice, très souvent chez les femmes [...] WomenBeats m’a poussé à travailler sur moi, sur ma musique, sur ma confiance. »
Crédits : Martin Barzilai
En parallèle de l'accompagnement administratif, technique et artistique, WomenBeats prend en compte les problématiques rencontrées par les femmes et minorités de genre dans les professions artistiques (manque de modèles féminins auxquels s'identifier, isolement fréquent, anxiété accentuée par les jugements immédiats sur le physique…). Quel était ton regard par rapport à ces sujets avant l'accompagnement ? As-tu déjà eu la sensation d'avoir été freiné par une de ces problématiques dans ta carrière ? L'accompagnement t'a-t-il été bénéfique sur certains de ces aspects ?
Je pense que mon plus grand frein personnel, c'est le sentiment d'illégitimité. J'ai appris qu’il existe un syndrome de l'imposteur.ice, très souvent chez les femmes. Même après avoir été sélectionnée, je pensais vraiment que c’était une erreur, que je ne le méritais pas, que je n'étais pas à la hauteur. Sur cet aspect, WomenBeats m'a poussé à travailler sur moi, sur ma musique, sur ma confiance. Sur mon pitch ! [rires] Et sur mon affirmation en tant qu'artiste.
Que prépares-tu pour la suite ?
Encore un single, puis la sortie de mon premier EP Alquimia.
Crédits : Sixtine De Kerros
As-tu un mot d’encouragement à toutes les futur·es candidat·es au programme d’accompagnement WomenBeats ?
Allez-y ! Même si vous avez des doutes par rapport à l’avancée de votre projet, il faut absolument postuler. Il s’agit d’une sélection bienveillante, avec un retour personnalisé, et ça, c'est précieux.
Où te vois-tu dans 2 ans avec La Mana ?
Je me vois en tournée et avec un nouvel album !