INTERVIEW LAURÉATES WOMENBEATS
Morjane Ténéré, le voyage sonore aux multiples sens
par Léna Le Roux-Bourdieu • 2 mai 2022
Deuxième lauréate du programme d’accompagnement WomenBeats, Morjane Ténéré est une artiste étonnante à l’univers éthéré et sans artifice. Son projet est teinté d’une grande puissance énergétique et nous plonge dans un univers nostalgique avec sa voix au charme folk. Après l’avoir accompagnée durant 8 semaines, nous avons discuté avec elle de son projet, son histoire, son futur et son passé. Morjane livre aussi son expérience en tant qu’artiste émergente et nous parle de légitimité, confiance en soi, créativité ou encore quête de sens.
Morjane, tu as été accompagnée ces deux derniers mois par WomenBeats, dans le cadre du programme d’accompagnement de soutien aux artistes émergentes musiciennes-auteures-compositrices-interprètes. Pourquoi avoir postulé ?
J’ai postulé car j’avais envie de travailler avec d’autres personnes, et de me sentir accompagnée dans mon projet. Étant donné que je gère tout toute seule, j’avais besoin d’un point de vue extérieur, d’avoir des conseils de professionnel·le·s, et pouvoir acquérir une plus grande légitimité par rapport à mon projet.
Objectifs accomplis après ces 2 mois ?
Je me sens plus confiante qu’avant. Le fait d’avoir rencontré autant de personnes dans le métier de la musique m’a permis de mieux comprendre l’écosystème. Je me sens plus prête et ancrée dans ce que j’ai envie de faire. Au niveau de la gestion de mon projet et des prochaines étapes, c’est beaucoup plus clair. Là, j’ai plus envie de développer le côté artistique, et d’aller encore plus loin dans les choses.
Crédits : Christian Helgi
Tu as aussi été sélectionnée par la Women Metronum Academy pour leur programme de mentorat musical. Je présume que c’est donc important pour toi de baigner dans des écosystèmes lancés par des femmes et pour des femmes ? Pourquoi ?
Tout à fait, le fait de ne travailler qu’avec des femmes et d’être entourée, ça me fait me sentir plus en confiance, plus safe et aussi de pouvoir être moi-même, m’exprimer de manière honnête. Être ensemble permet de casser des barrières, et s’entraider, car on est plus fortes réunies. Je veux pouvoir dire ce que je veux, m’habiller de la manière dont je le souhaite, sans avoir peur de qui que ce soit ou quoi que ce soit. Ça m’a fait réaliser que je désire, par la suite, m’entourer surtout de femmes dans mon travail, et puis j’ai envie de voir aussi encore plus de femmes dans la musique, et pas que sur scène.
Tout à fait ! Déjà sur scène, pas que des femmes chanteuses mais aussi instrumentistes, et également plus de femmes aux postes de direction ou bien à des métiers techniques, encore trop occupés en majorité par des hommes. Une femme aussi peut pousser des flight cases ou s’occuper des lumières sur une date ! Tu as sorti un EP en décembre dernier, Birth, composé de 4 chansons. Comment as-tu construit cet EP, comment l'as-tu réfléchi ? D’où tiens-tu le fil conducteur de ce voyage spirituel ?
J’ai réfléchi à un concept : j’avais envie que mon premier EP renvoie à une naissance, ma naissance en tant qu’artiste. Il y a une logique car les chansons font toutes référence à un élément précis. Par exemple Witch, j’ai pensé à l’élément Eau, qui fait appel à la naissance puisque le bébé baigne dans le liquide amniotique les premiers mois de sa vie. C’est pour ça aussi que j’ai choisi une pochette d’album où on voit la mer. Higher, qui parle de devenir la meilleure version de soi-même, me fait penser à l’élément Air et à une sensation de liberté ; l’air permet cette première impulsion de vie, la respiration. Ensuite, on a l’élément Terre avec You’re Not That Strong, qui parle d’une relation amoureuse, et fait référence à l’ancrage, l’enracinement, le corps. Pour finir, Warrior met en avant l’élément Feu, qui représente la colère, et renvoie à l’action, le besoin d’aller en avant, et j’y parle aussi d’environnement.
On retrouve effectivement bien cette idée de nature, aussi bien dans tes textes, dans tes visuels, que dans la texture de tes morceaux et les instruments utilisés. D’où te vient cet attrait puissant pour tout ce qui touche à l’environnement et aux animaux ?
Être sensible à ces sujets c’est simplement être sensible tout court. Depuis que je suis petite, je suis proche des animaux et de la nature, puis à l’adolescence j’ai senti cette colère se développer en moi par rapport aux problèmes actuels liés à l’écologie, les déforestations, les changements climatiques, le massacre des animaux… J’ai un grand sentiment d’impuissance que je partage également avec beaucoup d’ami·e·s qui ont le même âge que moi. De ça découle une envie de faire évoluer les choses, de faire changer les mentalités et les actions. Ce n’est pas une question accessoire, c’est nécessaire à l’heure actuelle et ça concerne l’humanité entière.
Crédits : Christian Helgi
Comment en es-tu arrivée à ce positionnement en tant qu’artiste ? Comment on fait quand on débute tout juste dans le milieu, sans trop savoir quelle position adopter, quels sujets traiter dans sa musique, et quel fil rouge mettre en avant ? Comment on construit son identité et son univers propre ?
Je dirais que c’est en créant qu’on trouve ensuite son crédo, et ainsi ce qu’on a envie de partager aux autres. Au début, je ne savais pas forcément vers où j’allais et ce que j’avais vraiment envie de faire musicalement. Maintenant encore, je me cherche toujours. Ce n’est jamais vraiment un processus terminé, mais je dirais que c’est en créant, en écrivant des chansons, en s’exprimant qu’on finit par se trouver. Faire des concerts et écouter des musiques provenant d’horizons et styles différents permettent aussi de voir ce qui nous inspire réellement, et d’aller vers l’art qu’on a envie de partager.
Qui t’inspire toi par exemple ?
Les artistes qui m’inspirent aujourd’hui allient plusieurs choses : la danse, le visuel, la musique. Je pense à Bjork notamment, Flèche Love, ou encore Aurora. Ce qui est très important pour moi, c’est surtout la voix. Le chant, c’est une manière d’aller chercher au plus profond de moi-même, et de partager des choses avec honnêteté. De la même manière, je recherche ça en écoutant de la musique, j’essaie d’analyser les différentes voix, de comprendre leur singularité à chacune.
Nldr : écoutez la playlist de Morjane Ténéré, des talents féminins ayant inspiré son travail et nourri son feu intérieur.
Juste avant tu disais que c’était très important de créer pour trouver sa voie. C’est pour ça que tu t’étais lancée à une période dans le défi de composer cent chansons en cent jours ?
Je me souviens d’une phrase d’un professeur que j’avais eu en blues et jazz, qui avait dit « On sait écrire une chanson lorsqu’on en a écrit cent. » C’est resté dans ma tête puis c’est revenu au moment de ce défi que je me suis fixé. J’ai commencé déjà par essayer de faire des concerts tous les jours pendant un mois. Je n’ai pas réussi à faire le mois entier mais j’ai fait deux semaines. Comme je le disais, ce qui est le plus important pour moi est l’aspect créatif, et ça a commencé par les concerts, car j’avais envie de développer ce que je fais sur scène et d’être plus confiante, car j’avais beaucoup de peurs et de timidité que je souhaitais débloquer. Pour la création de chansons, c’était pour aller plus loin dans ce que je fais et me dire : ok je sais écrire une chanson, mais j’ai envie d’essayer de faire cet exercice tous les jours, et d’avoir des chansons différentes. Je pense que ça a permis de débloquer beaucoup de choses, comme ma rapidité d’écriture et mon processus de création aussi.
Et là, ces cent chansons, tu t’en es servie pour ton EP ? Et les autres, qu’est-ce qu’elles sont devenues ?
Les quatre chansons de l’EP viennent de ce défi oui. Les autres sont dans des carnets et je reviendrais sûrement dessus un jour.
Crédits : Christian Helgi
Dans tes inspirations, tu parles beaucoup de musiques traditionnelles natives américaines, d’Afrique du Nord ou d’Inde, ou tu mentionnes aussi souvent le désert, comme ton nom « Ténéré » qui vient de là. Tu peux nous dire d’où tu tiens tout ça ?
Pour moi, aller analyser les musiques qui ont précédé le blues et le jazz, c’est vraiment aller au cœur de ce que l’humain essaie de transmettre. C’est aussi une démarche d’étude et de recherche de ma part. Ce qui m’intéresse, c’est de voir que dans les musiques traditionnelles, il y a des codes communs aux territoires, comme par exemple l’utilisation des voix ou des instruments, ou le choix de certaines harmonies.
On se rend compte que, même dans des endroits éloignés, il y a des liens dans la musique qu’on retrouve. Pour moi, c’est vraiment une recherche, une quête. J’ai toujours été fascinée par le fait que certaines personnes apprennent à faire de la musique dans la nature, sans notation, sans cette maitrise des sons qu’on peut nous apprendre en Occident. Iels n’écoutent même pas de musique en fait, mais apprennent les sons en écoutant les oiseaux, les arbres, la nature qui les entoure. C’est vraiment quelque chose de beau, que j’ai envie d’étudier, et de transmettre également.
Tu as été coachée pendant l’accompagnement par la marraine de WomenBeats et coach scénique, Frieda. Comment t’es-tu sentie sur scène lors de la soirée de clôture de ton accompagnement après ce travail qui a été réalisé avec Frieda ? As-tu senti un avant/après ?
J’ai vu ce avant/après dont tu parles ! Mais le sentiment que j’ai surtout ressenti, c’est cette sensation d’être soutenue et épaulée. Frieda est une personne extrêmement bienveillante, sensible, et le fait d’avoir été entourée de femmes comme elle, ça m’a permis d’accepter ma sensibilité et de l’affirmer, tout comme d’accepter d’être vulnérable sur scène. Je dirais qu’après avoir réalisé tout ce travail là, on se sent plus confiant·e·s, avec cette envie d’aller au bout.
On voit souvent sur tes réseaux que tu joues dans la rue, avec seulement ta voix et ta guitare. C’est pour être au plus près des gens et capter leur attention dans un environnement pure, sans artifice ? Qu’est ce que tu apprécies dans cet exercice ?
C’est quelque chose que j’ai commencé très jeune, à l’âge de quinze ou seize ans. C’était une manière d’accéder aux gens directement et sans forcément avoir des concerts puisqu’à l’époque je ne pouvais pas vraiment me représenter sur scène comme je le fais aujourd’hui. Je me suis dit ok c’est simple : j’ai envie de chanter, et bien je vais aller voir les gens et chanter dans la rue, commencer dans quelque chose d’aussi simple que ça. Et maintenant, c’est quelque chose que j’aime faire et que je compte continuer à faire, même le jour où j’aurais plus de concerts. Ce qui est intéressant, c’est de le faire dans des pays différents et voir les réactions qui varient selon l’endroit – les personnes ne vivent pas la musique de la même manière. Pour moi, c’est une forme de don : on va amener la musique à des personnes qui n’ont pas forcément accès aux concerts et qui ne s’attendent pas à avoir un concert à ce moment-là. Je trouve ça beau de les surprendre dans la rue ; c’est quelque chose de très direct, quelque part intrusif, et ce n’est pas toujours facile parce que parfois on a peur de déranger. Mais c’est un bon exercice, à la fois en tant que musicien·ne mais aussi en tant qu’humain·e. Aussi, quand je chante dans la rue et qu’il y a des petites filles, j’ai l’impression que je transmets quelque chose de fort ; je me dis que c’est aussi bien de leur donner accès à ce genre de modèle qu’elles ne peuvent pas forcément voir, souvent dû au manque de représentation d’artistes musiciennes dans la musique.
Tu penses à quoi quand tu dis que les réactions ne sont pas les mêmes selon les pays ?
Par exemple en Suisse, les gens sont beaucoup plus expressifs, iels vont venir te voir, te parler, te complimenter, c’est vraiment incroyable. Il y a moins de barrières. En France, il y a plus de pudeur, de retenue.
Est-ce que à l’issue de l’accompagnement avec WomenBeats de nouvelles envies ont émergées ? Qu'as-tu de prévu prochainement ?
J’ai encore plus envie de faire des concerts et d’être sur scène, j’ai davantage envie de travailler avec d’autres musicien·ne·s et de tenter de nouvelles choses. J’ai ce désir d’évoluer musicalement et artistiquement. J’ai un clip aussi qui va sortir le 1er juin pour le titre You’re Not That Strong. Sinon j’ai quelques concerts qui se préparent pour cet été sur Paris : le 10 juin à l’Archipel en première partie de Lionne, le 15 juin à Petit Bain avec WomenBeats, et le 24 juin Cour des Myrtilles à Mains d’Œuvres. Enfin, j’aurais la résidence artistique proposée par la Women Metronum Academy en juillet, qui sera clôturée par un concert le 30 septembre au Metronum.