Comme une force magmatique dans l’océan musical : c’est l’éruption hip-hop du fonnkèr, « fond du cœur », état d’âme et poésie réunionnaise. Naviguant sur des rythmes ternaires et des basses profondes, les arpèges électroniques et les polyphonies nous racontent l’érosion humaine et les cyclones intérieurs qui nous animent.
INTERVIEW LAURÉATES WOMENBEATS
LWANBÉ, LAURÉATE WOMENBEATS 2024 : LA PUISSANCE DU MALOYA INSUBORDONNÉ
par Charlotte De Kerros • 4 juillet 2024
Lwanbé est lauréate de la 7ème édition du dispositif WomenBeats qui s’est tenu de mars à juin 2024. Nous avons interviewé Louana (prononcer “Louane”) après l’accompagnement afin qu’elle nous livre tout ce qui compose son projet et comment elle en est arrivé là aujourd’hui.
LWANBÉ émerge comme une force magmatique dans l’océan musical : c’est l’éruption hip-hop du fonnkèr, « fond du cœur », état d’âme et poésie réunionnaise. Naviguant sur des rythmes ternaires et des basses profondes, les arpèges électroniques et les polyphonies nous racontent l’érosion humaine et les cyclones intérieurs qui nous animent.
Accompagnée de son kayamb, LWANBÉ, artiste insulaire et insubordonnée, sculpte sa musique dans la puissance du maloya et l’enveloppe d’un flow hip-hop en kréol.
Illustration de couverture par Angelo Mucciante
Peux-tu nous raconter quel a été le déclencheur pour te lancer en tant qu’artiste ? Et quels ont été tes précédents métiers avant de te lancer dans une carrière musicale à plein temps ? / Peux-tu nous raconter ce qui t’a poussé à créer le projet Lwanbé ?
Un bar à Marseille cherchait des artistes queer de la Réunion pour une soirée de soutien au centre LGBT+ de l’île, qui a été incendié en février 2023. Une pote m’a envoyé l’annonce, j’y suis allée pour jouer 3 sons, 1 ton et demi trop graves, en chantant par-dessus mes voix leads, en me disant que les gens seraient sympas et compréhensifs de toute façon. Et c’était plus que ça, les gens ont kiffé et m’ont demandé où est-ce qu’iels pouvaient réécouter les morceaux !
Puis maon coloc m’a programmée dans son festival queer grenoblois et je me suis un peu emballée, j’ai dit que je pouvais faire 45 minutes de set (rires).
J’ai ressenti des émotions fortes pendant ce concert, on m’a fait de bons retours et je me suis dit que j’allais tenter de me professionnaliser.
Avant ça j’ai été assistante à la mise en scène pour un opéra durant plusieurs années, puis, après la pandémie, de nouveau assistante, mais d’éducation cette fois-ci, dans un collège où je me faisais rouler dessus par des enfants super intelligent·es que le système scolaire négligeait complètement. Puis, j’ai passé un CAP en charpente bois à Nantes pour temporiser et acquérir des skills que je trouvais stylés. En revenant dans ma chère cuvette grenobloise, j’ai retrouvé mes potes artistes ou bossant dans la culture et j’ai repris goût au spectacle vivant.
Quelles influences musicales retrouve-t-on dans tes morceaux ?
On retrouve le maloya de la Réunion où j’ai grandi – Danyèl Waro, Zanmari Baré, Grèn Sémé – quelques sonorités de Madagascar, l’île de ma mère – Mahaleo, Salala, Rajery – des musiques trad d’autres horizons – Fleuves – certaines polyphonies à la Camille, des beats entraînants d’Amadou et Mariam et pas mal de hip-hop – Akua Naru, Little Simz, Gaël Faye, Sampa the Great – et ses variations kréol comme Sika Rlion, Fayazèr, Meryl…
Peux-tu nous dire comment et pourquoi tu as voulu fusionner différents styles et esthétiques musicales ? Quel(s) sont pour toi les enjeu(x) de la mise en lumière de ce mélange de cultures ?
J’ai acheté mon kayamb (instrument traditionnel du maloya) lors du reconfinement en 2020. À cette époque, j’écoutais pas mal de trap et de drill, et beaucoup de rappeur·euses avaient des flows ternaires (« Feu de bois » de Damso, « Freeze Raël » de Freeze Corleone…) sur des instrus vraiment badass. J’ai commencé à jouer les rythmiques du maloya, ternaire lui aussi, sur les morceaux de rap que j’écoutais, et depuis, chaque fois que j’entends un beat hip-hop qui me fait bouncer, j’essaye d’imaginer comment je pourrais fusionner le maloya avec.
Au-delà de la « geekerie polyrythmique » qui fait briller en société jazz « conservatoresque », j’ai ressenti un déclic en chantant en kréol et je me suis sentie artistiquement à ma place dans ce mélange, le hip-hop et le maloya sont deux parties importantes de ma culture musicale. Ce sont aussi deux mouvements culturels et politiques de résistance, nés de populations marginalisées, censurées, avec un fort lien avec la danse et la fête.
J’aime aussi l’idée que mélanger musique trad et musiques actuelles puisse faire bouger l’imaginaire “exotisant” autour des musiques dites “du monde”, dont on ne présente parfois qu’un aspect virtuose, ancien, voire ancestral.
Et puis il y a aussi l’enjeu de la langue. Le kréol a quelque chose d’extrêmement efficace dans sa percussivité et dans son pouvoir d’évocation, et il contient plusieurs langues à la fois. Pour moi ça se prête parfaitement au rap, qui a lui toujours cherché ses langues, ses expressions, ses prosodies, aussi ses façons de se réapproprier la culture dominante ou de s’en protéger en “codant” ses messages.
Crédits : Sixtine De Kerros
Explique-nous tes différentes façons de créer de la musique ?
Certaines rythmiques me prennent aux tripes quand j’écoute de la musique. Parfois, j’entends le son du kayamb s’incruster et j’imagine ce que ça pourrait donner en mélangeant le motif que j’entends avec du maloya. Je note le titre du morceau, j’essaye de reprendre le motif rythmique et souvent ça part loin : j’ajoute un gros kick électronique et je lui donne le roulement maloya, j’enregistre un triangle, le tchtchtch du kayamb…
Soit la composition est fulgurante, le plus souvent quand elle est couplée à une urgence de raconter des choses fortes que j’ai vécues ;
ou bien la prod peut rester dans cet état embryonnaire quelques mois, jusqu’à ce que je retombe dessus avec ce fameux besoin de dégoiser.
Dans mon écriture, j’ai des thèmes récurrents : le sentiment d’oppression, les relations humaines tant dans les moments de fusion que de fission, les forces des éléments naturels. Parfois, je découvre la particularité biologique d’une plante ou d’un animal de chez moi, ça me fascine et ça m’inspire des métaphores drôles ou deep selon mon humeur.
Pourquoi avoir postulé et qu’attendais-tu de cet accompagnement ?
J’avais découvert le dispositif en novembre 2023, mais c’était trop tard pour l’édition 6 de WomenBeats, et comme je pensais que c’était annuel et je m’étais dit que je postulerais pour la rentrée 2024.
Entre temps, j’ai continué à démarcher, entrer en contact avec des professionnel·les pour comprendre le milieu et trouver un entourage. J’ai notamment contacté Leïla Chaibeddra, la bookeuse de Maya Kamaty, artiste réunionnaise que j’aime beaucoup. Elle m’a fait de super retours, m’a parlé du dispositif WomenBeats et m’a conseillé de postuler, c’est comme ça que j’ai vu qu’il y avait une autre édition dans l’année. (Merci Leïla !)
En regardant la description du dispositif, les valeurs et les esthétiques défendues, j’ai vraiment vu que mon projet cochait toutes les cases. En voyant ce dispositif national, moi venant de Grenoble et ayant commencé à me professionnaliser il y a peu de temps, j’avais l’impression de passer une audition pour la Star Ac’.
J’attendais de ce dispositif d’avoir plus de clés pour comprendre l’industrie musicale, ses enjeux professionnels, financiers, humains, pour pouvoir continuer de monter mon projet sainement, le rendre pérenne et qualitatif.
J’attendais beaucoup des rencontres avec ce nouveau réseau de professionnel·les. Ça me paraissait assez flippant d’entrer en contact avec des pros à Paris : on nous a construit un imaginaire cruel, d’un monde de requins gouverné par les sous et la notoriété. Mais rencontrer ce milieu par le prisme de l’inclusivité, de l’empouvoirement des femmes et minorités de genre, de la valorisation des musiques hybrides et des cultures traditionnelles, ça m’a débarrassée de pas mal de préjugés et de craintes, ce qui laisse de la place pour se sentir légitime ! C’est rassurant de voir qu’autant de professionnel·les se donnent pour défendre ces valeurs malgré les embûches économiques et politiques auxquelles iels font souvent face.
« Rencontrer ce milieu par le prisme de l’inclusivité, de l’empouvoirement des femmes et minorités de genre, de la valorisation des musiques hybrides et des cultures traditionnelles, ça m’a débarrassée de pas mal de préjugés et de craintes, ce qui laisse de la place pour se sentir légitime ! »
Si tu devais citer 3 musiciennes qui t’ont le plus inspirées dans la création musicale ces 3 dernières années, quelles seraient-elles ?
Sampa the Great, Little Simz et Bonnie Banane
Crédits : Sixtine De Kerros
En parallèle de l’accompagnement administratif, technique et artistique, WomenBeats prend en compte les problématiques rencontrées par les femmes et minorités de genre dans les professions artistiques. Quel était ton regard par rapport à ces sujets avant l’accompagnement ? As-tu déjà eu la sensation d’avoir été freiné par une de ces problématiques dans ta carrière ? L’accompagnement t’a-t-il été bénéfique sur certains de ces aspects ? (Si oui, lesquels ?)
J’ai souvent été dans des milieux majoritairement masculins, en science de l’ingénieur, au lycée, en CAP charpente… donc je ne pensais pas que mon genre pouvait être un frein à mon épanouissement professionnel, personnel et artistique. Mais j’ai commencé à voir que j’étais souvent la seule, et à me rendre compte de toute l’énergie que j’ai dépensé à m’adapter et à prouver, toujours. En montant mon projet solo, j’ai rencontré aussi les préjugés liés à ma posture de chanteuse, je ne me sentais pas toujours considérée à la hauteur de mon investissement et de mes compétences, notamment comme musicienne (je compose toutes mes instrus), ingé son (je mixe mes morceaux, j’assure le montage technique de mon installation live), artiste-entrepreneuse etc.
Grâce à WomenBeats, j’ai trouvé une légitimité professionnelle, qui s’est construite principalement sur :
– les connaissances de l’industrie : savoir comment la machine fonctionne nous permet de nous situer et de valoriser notre projet, et donc de négocier et d’avoir du pouvoir dans les discussions professionnelles, ne pas se “sous-vendre”, éviter de se mettre en danger financièrement, éthiquement et physiquement…
– le sentiment d’appartenance à une communauté, la force du collectif. WomenBeats a réussi à créer un réseau sain et puissant de personnes inspirantes, ça donne énormément d’idées et de force pour avancer dans la musique.
Qu’est-ce que tu prépares pour la suite de ton projet ? (Sorties musicales, collaborations, résidences, évolution du live, entourage pro…)
– Mon live va évoluer vers une forme en trio, avec claviers/synthés/machines d’un côté et batterie/pads/percussions de l’autre. Trop besoin de partager l’énergie de la scène avec d’autres musicien·nes 🔥
– J’ai trouvé un bookeur pour 2025, ce qui est une chance énorme pour un projet aussi jeune !
– Je prévois de sortir un single et clip début 2025, et je prépare un EP !
Si vous ne voulez rien manquer, j’ai eu la chance pendant le dispositif d’apprendre à faire une belle newsletter avec Charlotte, abonnez-vous ici ! 😉
Où te vois-tu dans 2 ans avec Lwanbé ?
Dans deux ans, j’aurais fait mes premiers feats avec des personnes dont j’aime la musique, Maya Kamaty, Claudio Rabe, Boogzbrown ou Gaël Faye, pour n’en citer que quelques-un·es. Les gens se souviendront de ma première Release Party flamboyante et transcendante. Je vivrai de ma musique depuis un an déjà et me serai entourée d’une équipe artistique et administrative incroyable, saine et engagée politiquement. J’aurai été en résidence à la Réunion, me serai nourrie des phénomènes climatiques insulaires, des voix du passé qui rebondissent sur les remparts et parviennent toujours aux oreilles du présent. Ma musique aura rencontré pour la première fois un public créole, lors d’un Sakifo ou dans un festival au cœur du cirque de Mafate par exemple. Un label indépendant me soutiendra dans mes choix artistiques les plus audacieux. LWANBÉ aura grandi en trio au moins, dans une famille musicale saine. J’aurais rejoint un collectif d’artistes et de professionnel·les inspirant·es pour mener des réflexions sur nos pratiques, sur l’industrie, et continuer de paver la voie vers une scène riche, inclusive, émancipatrice, bienveillante. Et surtout, j’aurai un costume chiadé et une bête de scénographie.