INTERVIEWS LAURÉATES WOMENBEATS
Anaïs Rosso, déesse aux mille facettes
par Juliette Fournillon et Léna Le Roux-Bourdieu • 20 juillet 2022
Troisième et dernière lauréate de la saison, Anaïs Rosso est le genre d’artiste qu’on croise assez rarement dans une carrière. Volubile, sagace, aussi bien excentrique que timide, à l’humour singlant, et au bizzaroide attachant, elle manie avec brio l’art d’être captivante. Sa musique ingénieuse rentre dans les mémoires et sa présence scénique tire aux larmes. Après le morceau June, sorti sur youtube durant le premier confinement, l’artiste prépare actuellement son premier EP, un récit musical qui magnifie le sombre et donne la parole aux diverses voix qui l’habitent.
Anaïs, tu as été la troisième lauréate du programme WomenBeats. Peux-tu te présenter et nous raconter ton expérience après ces deux mois d’accompagnement ?
Je m’appelle Anaïs Rosso et je suis autrice, compositrice et interprète. J’ai été très heureuse d’avoir été sélectionnée comme troisième lauréate par WomenBeats ; j’ai bénéficié d’un programme qui a répondu à la majorité de mes attentes. Ça a été intense, très formateur et je sors de là avec des outils indispensables pour mener à bien mon projet. Je suis super contente d’avoir été entourée par une équipe extraordinaire avec laquelle je me suis très bien entendue. J’ai appris beaucoup de choses en seulement deux mois.
Pourquoi avoir postulé, qu’attendais-tu du programme ?
Ce programme répondait à tous mes besoins. Mon projet artistique est récent, je l’ai monté en septembre de l’année dernière et c’était évident et logique niveau timing de candidater à WomenBeats.
Cet accompagnement est dédié aux musiciennes afin de - entre autres - visibiliser les femmes artistes. C’était une condition importante pour toi ?
En fait, j’ai été amenée à postuler grâce à Adriana Rausseo (ndlr : programmatrice du festival Les Femmes s’en Mêlent) que j’ai rencontrée lors du casting “Les Musiciens du Métro”. C’est elle qui m’a parlé du programme, donc à la base, il ne s’agissait pas spécialement d’un positionnement spécifique envers les femmes musiciennes. Mais j’ai l’impression de sortir de ces deux mois avec un plus grand savoir et de nombreuses prises de conscience : j’arrive à mieux considérer les difficultés que peut représenter la place d’une femme dans l’industrie musicale, et même dans la société.
Crédits : Léa Baert
Et donc après ces 2 mois, tu parles d’attentes qui ont été répondues. Quelles étaient-elles ?
Pour commencer, j’avais déjà un grand besoin concernant l’écosystème de la musique : quel·le·s sont les différent·e·s acteur·ices, comment ça marche, qui fait quoi… Ensuite, j’avais beaucoup d’interrogations sur moi-même : en quelle langue dois-je chanter ? Comment mettre en avant mon projet avec toutes les infos qui gravitent autour ? Que faire de ma richesse culturelle ? La musique, c’est un monde qui est tellement vaste… Dès la première semaine du programme, j’ai eu énormément d’informations sur tous les pôles existants, les positionnements et actions de chacun·e, etc. Au début, j’ai pris un peu peur car ça m’a fait réaliser que ce milieu est rempli de tellement de monde et de nuances… Mais toutes les nouvelles informations et connaissances qui m’ont été apportées furent tellement bien amenées que j’ai trouvé ça très intéressant. J’ai rencontré des personnes captivantes, et surtout passionnées par ce qu’iels font, ce qui a facilité de mon côté la compréhension des choses.
Comme tu le sais, l’accompagnement prend en compte les problématiques rencontrées par les femmes et minorités de genre (absence de modèle féminin, manque de soutien, d'accompagnement, d’entourage, environnement sexiste, etc) via l’organisation de coaching spécifique, la sélection des partenaires, les sujets abordés, etc… Quel était ton regard par rapport à tout ça, avais-tu conscience de ces freins ? As-tu déjà été confrontée à certain d’entre eux en tant qu'artiste avant ?
Alors évidemment, j’avais conscience que la place de la femme était si fragile. Mais en arrivant dans ce programme, mon regard s’est ouvert davantage et j’ai compris que celle ci l’était encore plus que ce que je pensais. Aujourd’hui, j’ai conscientisé beaucoup plus de choses, et je comprends mieux certain mécanismes. Ça m’a donné envie de me renseigner davantage par rapport à tout ça et d’ouvrir plus les yeux sur cette place qu’on nous assigne. Par exemple, je me rends compte maintenant, en lisant les affiches dans les lieux publics, qu’il y a très peu de femmes dans les grands festivals, je le savais avant mais pas à ce point.
Tu nous avais expliqué durant l’accompagnement que ce qui est compliqué dans un projet en solo, c’est que du moment où tu fais rentrer d’autres musicien·ne·s dans ton cocon, les artistes - hommes surtout - finissent souvent par te faire des commentaires sur ta manière de faire les choses et tentent de s’approprier ton projet. Est-ce qu'aujourd'hui tu penses que tu réagirais de la même manière ?
Il est souvent arrivé de voir mon projet évoluer différemment lors de collaborations avec la gente masculine. A plusieurs reprises j’ai été modulée jusqu’à en perdre l’essence même de ma vision artistique qui finissait fréquemment par leur appartenir plus à eux qu’à moi. Je souhaite ne pas faire de généralités, cela dit la répétition des faits m’amène à poser mon propre bilan. Je sens que j’ai gagné depuis quelque temps une force de frappe et une conviction dans ma conversation avec autrui. Aujourd’hui, j’ai envie et j’ai la force de me battre pour mon projet, pour ma place. Quand je regarde les crédits sur Spotify, même s’il y a parfois des femmes qui font partie des compositeur·ices, ce ne sont souvent pas leurs noms qui ressortent. Donc si tu veux m’aider, travailler, et contribuer à mon écosystème, tu es le/la bienvenu·e, mais il n’y aura pas changement que je n’ai pas décidé moi même. Tu auras ton crédit, ton cachet, mais par contre, je me battrai pour que mon nom soit affiché, pas par orgueil, mais parce que je le mérite.
"Je me battrai pour que mon nom soit affiché, pas par orgueil, mais parce que je le mérite."
Crédits : Léa Baert
Cela fait quinze ans que tu fais de la musique, pourquoi te professionnaliser maintenant ?
Pour plein de raisons. Déjà personnelles, car quand on démarre un projet musical, financièrement cela va être rude. J’ai voulu avant tout avoir une stabilité financière, investir dans l’immobilier pour pouvoir avoir un toit au-dessus de ma tête et ainsi être libre de composer avec moins d’inquiétude ou de pression. Il y a eu aussi la peur de me lancer. On m’a plusieurs fois dit que j’avais du talent et je pense que le fait qu’on me l’ait souvent répété, cela s’est transformé en crainte de ne pouvoir répondre aux attentes, et en peur de décevoir les gens. Pour finir, la musique est un médicament qui m’est propre, un remède. Et partager ce médicament, je n’en avais pas forcément envie. Et puis peur aussi d’embêter les gens avec mes histoires, toujours ce syndrome de l’imposteur·ice… Je n’ai pas fait d’école de musique, et je ne me considérais pas comme une chanteuse. Je me vois à la base comme quelqu’un qui raconte des histoires à l’aide de sa voix. Je ne me considérais pas non plus comme étant guitariste, car la guitare accompagne mes chansons. Mais tout ça change ou tend à changer.
Ces derniers temps tu as fait pas mal de concerts, mais pour le moment seulement un seul de tes morceaux est accessible : June. Quelle est la genèse de celui-ci ?
C’était pendant le premier confinement. Je mangeais des snickers tous le temps, puis un jour ma femme m’a dit : « Anaïs, lève toi, arrête de manger des snickers, et crée une chanson. » A ce moment-là, tout le monde était en train de créer, faire du yoga, des gateaux, de la musique… J’avais pas forcément envie de m’y mettre, mais j’ai pris mon clavier, et tout s’est fait très vite. Puis Léa a filmé, et June est né. Cette chanson a été inspirée de la série Black Mirror que j’aime beaucoup. June est l’image d’un homme qui consomme la société comme dans un jeu vidéo, en achetant tous types d’objets, des montres, des chaussures… C’est pour ça que la cadence de mon chant est très rapide. Le refrain “June is yellow” ne veut rien dire, puisque il vient d’une autre chanson qui parle du mois de juin et a été écrite après la rencontre d’une femme que j’aimais beaucoup, et j’ai associé cette couleur à ce mois. En fait ce que j’aime énormément dans June, c’est qu’elle possède des sonorités qui me ressemblent, que j’aime, et d’ailleurs qui ne sont pas cernables par tout le monde : moi, j’entends beaucoup de nappes africaines, mais par contre un Africain me dira qu’il n’entend pas du tout la même chose. Dans ce morceau il y a quelque chose de solaire qui est très intime.
Et aujourd’hui, tu as envie de quoi dans ton premier EP ? De quoi veux-tu parler ?
Le nouvel opus, j’aimerais l’écrire en français. Cette légitimité à écrire dans ma langue, c’est le programme WomenBeats qui me l’a apporté. C’est un défi pour moi, car c’est aller creuser en profondeur dans mon passif, mon histoire, mais aussi celle de ma famille, de mes ami·e·s. Donc je vais exposer une bonne centaine de personnes dans ce projet, ça peut être reçu comme une bombe…
Tu nous avais parlé de l’importance que les Rita Mitsouko et Catherine Ringer ont eu dans ta culture musicale et tes inspirations actuelles, notamment pour ce côté dansant et joyeux qu’iels adoptent, et ce pouvoir de raconter des choses dures enrobées d’un ton très enjoué. Est-ce aussi ton crédo ? Comment cette influence se retranscrit dans ce que tu fais ?
Je vais commencer par Marcia Baïla : la première fois que je l’ai entendue, j’étais très jeune, et je ne comprenais pas les paroles. Je ne savais pas que Marcia était morte d’un cancer. Une fois en âge de comprendre les paroles, j’ai été très touchée. J’ai trouvé ça merveilleux que la mort de Marcia soit bonifiée comme ceci. En fait, je trouve incroyable que le mal, le malheur, la maladie, et la mort, puissent être sublimés par la musique, qui sert dans ce cas presque d’antidote. Donc convertir ma tristesse en quelque chose de beau est le message que j’ai envie de faire passer à travers ma musique, je souhaite décomplexer la souffrance et en faire quelque chose d’accessible, et de sublime. Pour Marcia Baïla, j’ai pensé à l’assassinat de mon père. Dans la même logique, j’ai envie que, via ma musique, mon père ne se soit pas fait assassiner pour rien, et que ce meurtre soit rendu sublime. C’est ce qui est terrible peut-être pour ma mère, mais si je peux rendre ne serait-ce que dix personnes heureuses en remaniant cette mort, alors j’ai gagné quelque chose, et j’ai vengé cette histoire.
Et tu sublimes aussi cette thématique de la mort grâce à la poésie. D’où tiens-tu cet amour pour les mots ?
J’ai toujours aimé les mots, je suis d’ailleurs une fan absolue du Scrabble…J’ai été élevée par mon grand-père qui me forçait à apprendre une page du dictionnaire par jour, et m’achetait beaucoup de livres. J’ai toujours été très nulle à l’école, sauf en lettres. Dans la poésie, j’ai rencontré de grands ami·e·s. Je dis que ce sont mes ami·e·s parce que ces personnes m’ont énormément aidé. Je pense par exemple à Verlaine ou Rimbaud, avec qui j’ai passé des soirées extraordinaires enfant, dans ma chambre. Parfois je les ai aimé, parfois je me suis disputée avec eux… Intégrer la poésie dans ma musique, c’est une manière de leur répondre, et de les garder près de moi.
D’ailleurs, comment composes-tu ? As-tu un process spécifique ?
C’est assez aléatoire, je n’ai pas tellement de règles. En général, je vais avoir une note puis à partir de là, j’essaie de tisser quelque chose. Je travaille d’abord plutôt sur la mélodie, et c’est après que le texte intervient ; en fait je suis portée par la musique et l’histoire suit. J’aimerais des fois faire l’inverse, changer ma façon d’écrire. Mais en tout cas, il y a quelque chose de très libre dans cette approche musicale. Il a pu arriver que je compose des chansons pendant très, très longtemps, et puis parfois, en une journée c’est plié.
Ce charisme magnétique que tu dégages s'exprime aussi au travers de ta présence scénique. On sent que tu aimes jouer avec le public. Qu’est ce que ça représente pour toi la scène ?
Il faut savoir que j’ai extrêmement peur de la scène. Je pense à toutes mes années d’école où j’avais envie de mourir rien que de m’imaginer au tableau, et à cette peur du ridicule. Alors les concerts, ça me rappelle un peu ces années de torture. Mais ce qui est magique, c’est que dès que je pose le pied sur la scène, tout disparaît, et je sens que je suis chez moi. Mais j’ai tendance à l’oublier puisqu’en fait, je passe des heures, voir des semaines en amont à stresser. Et cette aisance avec le public, je la dois à un métier que j’ai énormément aimé : celui de manageure de restaurant. Le fait de manager des équipes, d’être en contact avec la clientèle, ça m’a apporté cette habileté et légèreté avec les gens.
"J’ai longtemps souffert d’être trop d’entités à la fois. Je me sens très femme mais aussi très homme. Je me sens parfois cultivée, mais très bête aussi (...) J’aime les hommes, et j’aime les femmes. Je me sens parfois très laide et parfois très belle."
Tu surprends souvent les gens qui ne te connaissent pas au début de tes concerts, car tu t’amuses à transformer ta voix afin d’introduire divers personnages. Quelle place prennent ces voix dans ton travail ?
J’ai longtemps souffert d’être trop d’entités à la fois. Je me sens très femme mais aussi très homme. Je me sens parfois cultivée, mais très bête aussi. J’ai connu la richesse dans ma famille, mais aussi la grande pauvreté ; pendant un an, on m’amenait en Cadillac à l’école et quelques années plus tard, je devais aller m’acheter un paquet de gâteaux à 0,30 € pour ne pas avoir faim. J’aime les hommes, et j’aime les femmes. Je me sens parfois très laide et parfois très belle. En fait, j’ai l’impression d’être toujours tout et son contraire. Puis enfin je me trouve très vieille, mais en même temps très jeune, je pense avoir ce syndrome de Peter Pan, je suis restée dans l’enfance. J’ai l’impression d’être habitée par une vieille personne et je pense que toutes ces voix-là en sont le résultat. J’aime m’amuser de toutes ces antithèses, et au final je m’unifie sur scène.
Tu as pu travailler d’ailleurs ces divers personnages lors du coaching scénique avec Frieda, organisé dans le cadre du programme. Comment cela s'est passé et quel a été l’angle d'attaque ?
Ce fut très intense. Je remercie Frieda d’avoir pris le temps de m’aider. J’ai appris beaucoup de choses sur moi, notamment ma manière de parler quand je suis stressée puisque j’utilise un ton de journaliste, assez hautain, un peu effet « voix de comtesse de Ségur ». Je pense que c’est pour m’armer de quelque chose. L’enjeu était donc faire tomber ce masque que je revêt dans plusieurs situations pour me protéger, et qui, dans certain cas, peut créer un fossé avec le public. J’ai pu remarquer que quand la comtesse de Ségur s’en va, c’est là que j’ai une connexion avec les gens qui est super intense. Après, cette facette, même gommée, fera toujours un peu partie de moi. Par exemple, quand ma mère me contait des histoires, il y avait cette voix là qui revenait. Dans ma tête, on est beaucoup, donc il faut laisser la place à tout le monde, et il ne faut pas qu’un personnage prenne le pas sur l’autre.
Je pense qu'il doit y avoir plein de curieux·ses qui n’ont pas encore eu l’occasion de te voir en live. Quand est-ce que sont tes prochaines dates ?
Je joue le 9 septembre à la Fête de l’Humanité (Bezons), le 22 septembre au Bru·x·elles Festival (Bruxelles), partenaires WomenBeats, le 18 octobre au Barbizon (Paris 13ème), et le 26 novembre au Café de la Danse (Paris 11ème). D’autres dates sont à venir !