Faire la manche, ou pas. C’est la non-question que Mihai choisit de poser. C’est une question peu anodine, car les situations où la question se pose réellement sont toutes aussi singulières. C’est aussi le titre du recueil d’anecdotes qu’il est en train d’écrire, des anecdotes qui retracent l’arrivée de la musique dans sa vie, emportant tout le reste avec elle, et lui d’abord. Faire la manche ou pas, c’est être ou pas, en fait. Rencontre avec un musicien comme tous les autres : unique en son genre. 

"Faire la manche, ou pas"

Rencontre avec le saxophoniste Mihai Pîrvan

par Marion Mucciante - 19 avril 2021

"Faire la manche, ou pas" - rencontre avec Mihai Pîrvan

par Marion Mucciante - 19 avril 2021

Faire la manche, ou pas. C’est la non-question que Mihai choisit de poser. C’est une question peu anodine, car les situations où la question se pose réellement sont toutes aussi singulières. C’est aussi le titre du recueil d’anecdotes qu’il est en train d’écrire, des anecdotes qui retracent l’arrivée de la musique dans sa vie, emportant tout le reste avec elle, et lui d’abord. Faire la manche ou pas, c’est être ou pas, en fait. Rencontre avec un musicien comme tous les autres : unique en son genre. 

Où as-tu grandi ?

À la naissance, ma mère m’a déposé dans le salon de mes grands-parents, à Bucarest. Ma grand-mère avait eu ma mère d’un autre homme, et ça, mon grand-père ne l’acceptait pas. Il n’acceptait personne de toute façon. Jusqu’à mon arrivée. Cet homme sur le visage de qui personne n’avait vu s’afficher un sourire s’est mis à me parler, à jouer doucement et même à rire, mais quand personne n’était là pour le voir. 

On n’avait aucun lien de sang, même pas cousins éloignés. Il avait une caste tsigane différente de la nôtre. Quand il était saoul, il me disait : si on te demande, tu es un ciobotar. Ciobotar, comme sabot. C’est la caste qui originellement s’occupait des chaussures. Ils n’avaient aucun lien avec la musique, avec les chaussures non plus. Ils habitaient un appartement dans Bucarest, ce qui est un peu exceptionnel pour des Tsiganes. Habituellement, les Tsiganes vivent dans des Mahallas, une zone en dehors de la ville où habitent les gens de la communauté. Elles sont organisées sous le même principe que les bidonvilles.

Mes grands-parents s’étaient sortis de là par leurs emplois. Quand je suis parti en France, il pleurait à tous ses réveils, se lavait le visage avec ses propres larmes et disait qu’il ne reverrait jamais son garçon. Il a eu raison, car nous ne sommes revenus en Roumanie que 5 ans après notre départ.

Qu’est ce que tu entends par caste ? 

Je ne sais pas si c’est très intéressant de parler de caste parce que c’est quelque chose d’assez vieux, mais certains Tsiganes se définissent quand même par leur caste. Quand on parle de caste les gens pensent tout de suite à la notion de hiérarchie alors qu’en réalité, elles sont simplement divisées par familles de métiers, leur rôle dans la société, leur savoir-faire. Aujourd’hui elles ne fonctionnent plus de cette façon, mais c’est comme ça qu’elles se sont formées. Cette organisation a permis la sauvegarde de certaines choses, comme par exemple la fabrication des paniers en osier ou des super musiciens, du cirque, de la poterie, des bijoux, etc.

Comment la musique est-elle arrivée dans ta vie ? 

J’ai débarqué en France, à 11 ans. Mon grand-père avait rencontré une gadji — c’est comme ça qu’on appelle tous ceux qui ne font pas partie de la communauté tsigane — et s’était installé en Vendée. Une dizaine d’années plus tard, ma mère l’a suivie avec l’homme qui deviendra mon père, la vie ayant déjà bien montré que les liens du sang n’ont aucune importance. 

C’est la première fois que j’ai entendu parler de musique. Mon père m’a mis un tambourin dans les mains et m’a emmené jouer sur la place. Avant ça, je ne savais même pas ce qu’était une flûte. Je me rappelle ma mère discuter avec mon père sans évoquer une seule fois que cet exercice pourrait se montrer difficile pour moi. Pour eux, ça paraissait trop naturel, mais certains sont timides, d’autres sont arythmiques… mais ça, c’était pas important, j’allais frapper sur ce tambourin et accompagner mon père qui allait jouer de l’accordéon. 

La musique en Roumanie, et particulièrement dans la communauté Rrom, est une tradition qui se perpétue de génération en génération et qui semble occuper une part très importante de la vie et de toutes ses étapes. Comment se perpétue cette tradition exclusivement transmise par un enseignement oral ? 

On n’apprend pas à écrire et à lire avant d’apprendre à parler. C’est pour ça qu’en France autant d’enfants laissent tomber la musique tôt. On leur demande d’écrire des lignes, de réciter des mesures et des rythmes, mais cette approche est totalement déconnectée de leur corps et ce qu’ils peuvent en ressentir lorsqu’ils sont confrontés à la musique. Je comprends que certains enfants préfèrent laisser le solfège pour se mettre au sport. La musique tsigane a effectivement des modalités, des notes, des rythmes qui lui sont propres, mais c’est avant tout une façon de vivre. Un moyen de lire le monde et de l’habiter. C’est toute une culture qui accompagne la musique.

Pourquoi le saxophone est-il devenu ton instrument ?

Parce qu’à l’école on jouait de la flûte à bec, comme tous les gamins en France. Je me débrouillais bien et ça commençait à se savoir dans l’école. Ma prof d’arts plastiques m’a fait essayer une clarinette à la fête de l’école, et me l’a offerte ensuite. Je suis arrivé au saxophone parce qu’il n’y avait pas de place en clarinette, tout simplement. 

Portable à la main, Mihai passe dans un studio qu’il vient de monter avec des musiciens à Bucarest. Sur l’ordinateur qui trône au milieu des instruments, un de ses collègues modifie les boucles sonores d’un cymbalum qu’il vient d’enregistrer, l’un des instruments fondateurs de la musique roumaine que les Tsiganes se sont appropriés, et l’ont utilisé à leur guise avec leur groove singulier : le « ciocan » (marteau) équivalent du chabada dans le jazz afro-américain.

La musique tsigane est-elle toujours traditionnelle ? Quel rapport entretiennent les musiciens avec les nouvelles formes de musique et technologies qui émergent ? 

La musique est traditionnelle, bien sûr. Elle le sera toujours. Ce n’est pas parce qu’on parle de musique traditionnelle qu’elle est forcément figée. Comme je le disais, elle transmet non seulement des particularités musicales, mais aussi une manière de vivre. C’est ce qui porte, depuis toujours et pour longtemps, ce qu’on appelle la tradition tsigane. Les nouvelles technologies donnent de nouvelles possibilités de production, de diffusion, mais la tradition et le bagage qui lui sont liés restent les mêmes. Bien sûr qu’elle continue d’évoluer constamment. On voit des artistes de deep house roumaine peser sur la scène culturelle, mais il y a une texture, une âme, une facture qui s’entend partout. Mets du cymbalum sur de la techno de Détroit, ça sonnera roumain.

Regarde par exemple, le Flamenco, c’est la musique espagnole et arabo-andalouse mélangée à la musique jouée par les Tsiganes. Aujourd’hui quand t’entends parler de musique traditionnelle espagnole, tu penses automatiquement au Flamenco, alors que flamenco, ça veut dire Flamand. Pareil pour le Manouche en France, qui a digéré le jazz par la culture tsigane. Donne-lui un instrument, ça donnera toujours autre chose. Elle est diffuse, sur tout ce qu’elle a touché, là où elle est passée, elle a laissé des traces et un héritage.

Ce n’est pas un peuple qui est accroché à une terre en particulier. Tu ne verras jamais un Tsigane revendiquer un pays ou un territoire, mais il revendiquera bien volontiers sa musique, sa façon de vivre, son héritage culturel, sa descendance.

Selon toi, tu penses que c’est dû au fait que les Tsiganes sont mieux définis par la forme de leur culture que par leur provenance ? 

Non. Je pense que c’est contextuel. Les Tsiganes ont toujours été chassés de partout, dès le début de leur histoire. À l’origine, ils étaient une des castes les moins appréciées d’Inde. Ils ont donc été chassés du Rajasthan et poussés vers ailleurs et ainsi de suite. Ce genre d’histoire fait réfléchir, surtout quand tu vois que tes propres aînés eux-mêmes ne sont pas au courant. Ils apprennent cette histoire en même temps que toi. 

Quand on t’écoute sur scène, tu navigues parmi des registres musicaux complètement différents. Tu es musicien tsigane, mais tu as découvert et tu as été formé à la musique en France. Comment cohabitent tous ces univers musicaux dans ta pratique ? 

Chaque musique est comme un cépage, la terre bien sûr joue un rôle important, mais je me bats pour que la musique soit honnête : sans déguisement, sans appropriation. Je parle de déguisement dans l’apparat bien sûr, mais surtout dans la musique elle-même. 

Les autres styles musicaux que j’ai croisés, je les ai forcément écoutés, que je le veuille ou non, j’ai grandi en Occident. Je pense plus à ce qu’est un style musical, une scène musicale, ce qui les différencie. 

Quelle est la différence entre la musique tsigane et la musique roumaine « gadjo » ? 

La musique traditionnelle roumaine, c’est la musique que jouaient les paysans. Aujourd’hui, on voit la musique tsigane de plus en plus appréciée par les Roumains. Ce qui n’a pas changé c’est qu’elle n’est pas appréciée quand elle est jouée par les Tsiganes eux-mêmes. Par contre si un gadjo sort un titre empreint de musique tsigane, tout le monde trouve ça super. On est pour moi au summum de l’appropriation quand on est témoin de ce genre de phénomènes. 

Comme la musique Manele, qui est le turbofolk reggaeton des Tsiganes. C’est un style de musique très critiqué, qualifié de pauvre musicalement, etc. mais aujourd’hui, ses critiques les plus féroces ont inventé un nouveau genre de musique qui s’appelle le Trapanele, un mélange de Manele et de Trap. Le Manele était jusqu’ici préservé parce qu’il était souterrain. À partir du moment où une musique n’est plus souterraine, elle perd de son honnêteté. Elle se perd tout court d’ailleurs.

Qu’est ce que tu entends par souterrain ?

Souterrain, c’est quand ça ne passe pas à la radio par exemple. Là aussi, tu vois différents phénomènes. Y a le souterrain du souterrain, très peu écouté qui va faire certaines recherches, et puis t’as le faux souterrain, où les types se vantent de ne pas passer à la radio parce que ça fait souterrain alors qu’ils ne sont pas dans une pratique particulière, ils font encore une fois de l’appropriation. 

Quelle est la différence entre « Tsigane » et « Rrom » ? 

Rrom et tsigane sont des mots génériques. Le terme Rrom est apparu quand les penseurs et les intellectuels tsiganes ont commencé à se faire entendre. Rrom a été proposé pour éviter de dire tsigane. Le terme rappelait trop la guerre, les déportations, et plus généralement la discrimination récurrente envers la communauté, mais ce nouveau terme amène avec lui de la confusion. Quelle que soit la façon dont on souhaite les nommer, les personnes décimées ou discriminées sont les mêmes. C’est plus un combat sémantique, que deux branches distinctes de la culture. 

Qu’est-ce qu’on connaît en France de la musique tsigane ?

Je pense que la musique tsigane y est assez méconnue. En France, on s’intéresse beaucoup aux musiques traditionnelles dites « du monde », parce que les Français ont l’impression d’avoir perdu la leur. C’est dommage. La musique de Poitou, par exemple, a laissé des traces, a même été retranscrite, ou la musique bretonne, pour citer une des plus connues. C’est comme pour ses paysages, on y trouve l’océan, la mer, la montagne, on y trouve même des dunes de sable… mais c’est plus facile de prendre l’avion pour l’autre bout du monde et aller découvrir d’autres cultures. 

Suivre Mihai sur les réseaux →

Suivre Mihai sur les réseaux →

Liens 

Facebook : https://www.facebook.com/mihai.sax/

Instagram : @balkanoscent

— interview de Marion Mucciante